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Diffraction– une pratique photographique expérimentale

La photographie documentaire chez A.M-D s’affirme comme une base de documentation, de recherche, de
captation, puis quelque chose passe outre. Le travail de la lumière n’est plus seulement dans l’image mais
sort de cet espace pour montrer, exposer, sculpter.

L’étalement urbain, la planification et ses immeubles modernes, ces espaces que tout un chacun connaît et
pratique sont ses terrains de recherche. Si la première intervention consiste à documenter ces lieux
périphériques, son travail se poursuit ensuite à l’atelier où l’artiste expérimente jusqu’à l’installation et la
sculpture. Le travail de l’image se détache du mur et descend s’installer au milieu des espaces. Ce sont des
images qui prennent corps dans des volumes, des compositions de lumière qui se matérialisent. Ce sont des
effets qui ajoutés à l’image, en sublimant un détail, deviennent le coeur même de ce qu’il y a à voir. Quelque
chose est en mouvement, quelque chose se déplace en permanence dans les assemblages de l’artiste et
nous renvoie aux grands chantiers urbains de construction s’élevant à une vitesse considérable.

Parfois la matière photographiée devient matière tangible de l’oeuvre, une tentative d’expérience pleine qui
déborde sur elle-même. Une sensation de bâti très forte se forme, l’assemblage s’opère. Utilisées dans leur
forme brute, identifiables, le béton, le plâtre, le plexiglas, la gélatine provoquent un rapport franc, direct au
corps du spectateur. Nous sommes invités à la liberté créée par une malléabilité retrouvée de ces espaces
urbains et à ce qui peut s’y développer dans le presque illicite.

La technique peut également devenir sujet d’une oeuvre à part entière. Cela atteint son paroxysme dans la
série Voici le piège de ta vie mon amour. Le matériel photographique de laboratoire devient le sujet des
photographies, le laboratoire devient scène, la scène devient document. Les fiches techniques sont motifs et
sont réinterprétées, l’univers se déploie pour sa fonction picturale et narrative et plus seulement utilitaire.

Effets d’échelles – accéder par la photographie
Les photographies de l’artiste jouent avec cette impression de vertige qui nous prend lorsque nous
descendons d’une voiture, près d’un précipice pour regarder au loin le paysage. Les princes de la ville
l’explore tout particulièrement. Le point de vue de l’artiste nous place au sol, sous ces immenses viaducs qui
jalonnent le sud de la France, à ces endroits stratégiques où la dimension monumentale est la plus forte. La
question de l’échelle est constamment en jeu chez A.M-D, quelque chose qui viendrait nous demander où
l’homme peut se placer vis–à–vis d’éléments si imposants.
Les images sont ensuite intégrées dans des installations à échelle humaine, l’assemblage dénote alors de la
fragilité de ces constructions. Mais ces bâtiments sont aussi habités, et on découvre dans les photographies
des formes d’habitations parallèles qui se développent en dessous.

Recherche de points tranquilles
Lorsque l’artiste photographie le monumental, à l’image de ses images de planification urbaine, elle en
donne une dimension fragile, bricolée. A contrario des habitats précaires qu’elle documente, se dégage
quelque chose de puissant, s’assumant malgré des moyens qu’on sent limité ou faute de place. Et c’est par
la recherche d’effets, par la modification de notre perception qu’elle réalise ce décalage dans notre regard.
La lumière n’est alors plus la même et notre expérience de ces espaces peut s’ouvrir.

Émilie Saccoccio, juin 2019

 

 

Vues possibles sur le lointain

Par Xavier Jullien, Commissaire de l’exposition, Centre d’art de Vénissieux, 2022

Les œuvres d’Amandine Mohamed-Delaporte, aussi diverses qu’elles soient dans leurs formes, constituent des ensembles cohérents reliés par ses sujets de recherche. En développant d’abord un travail photographique en extérieur, l’artiste explore des lieux choisis avec soin et met à jour leur genèse, leur devenir et la vie qui s’y déroule.
Son parcours artistique est guidé par sa fascination pour l’urbanisme du XXème siècle : la modernité architecturale et la démesure des ponts, viaducs, routes et quartiers sur dalles. À partir des images qu’elle réalise sur ces lieux de vie ou de circulation – héritage cyclopéen des 30 glorieuses – elle crée des vidéos, installations et sculptures qui prolongent poétiquement et très personnellement le versant documentaire et photographique de ses recherches.
Ses œuvres témoignent ainsi de son attachement au paysage urbain et aux objets qui le composent. Mettant en évidence les rapports complexes entre la monumentalité des infrastructures et la versatilité du vivant, du lien social, des usages réinventés.

Il y a le ciel, le soleil et la mer1 (la vitesse, le béton et le pétrole)

Au Centre d’art Madeleine-Lambert de Vénissieux, Amandine Mohamed-Delaporte présente un ensemble d’œuvres toutes produites pour l’exposition, qui sont le fruit d’un travail de deux années mené autour de la voie rapide de Nice, ville natale de l’artiste.
Ainsi, l’exposition trouve ses sources dans les archives de la construction, les témoignages et les rencontres, la convocation de souvenirs d’enfance et les notes d’un employé du chantier qui consignait ses remarques et parfois ses doutes, presque métaphysiques. Près de l’entrée de l’exposition, des extraits d’archives revisitées par l’artiste donnent à voir des diapositives d’époque, des courriers et des plans retravaillés.
On croisera plus loin dans l’exposition deux sculptures qui s’inspirent et détournent malicieusement des ouvrages d’art du BTP : le Gardien et le Toboggan. La première, à la forme très condensée et massive, l’autre gracieuse et fragile, reposant sur des pieds directement inspirés par les variations des piliers de béton observés par l’artiste durant ses repérages.
Le Gardien – évoquant très schématiquement la silhouette d’un animal – est un assemblage de pièces très lourdes de rails de sécurité, réalisé avec le concours d’un atelier spécialisé. Toboggan semble davantage flotter au-dessus du sol, rendu plus irréel encore par le côté mat et uniforme de sa surface. C’est presque un objet virtuel, rappelant l’esthétique lisse et abstraite des modélisations 3D.
Ces deux sculptures ont pour point commun de nous apparaître comme si elles émanaient des photographies. Détails du paysage, décontextualisés et devenus objets, elles témoignent d’un déploiement de l’image en volume, procédé fréquent dans le travail de l’artiste.

Architecture radicale2

Ce glissement d’échelle est souligné par la grande structure centrale, qui traverse et coupe l’espace d’exposition, à l’image de la voie rapide elle-même, conçue comme une percée brutale dans le tissu urbain. Contraignant le passage et faisant partiellement obstruction au regard du visiteur, ce « tunnel » n’est ni tout à fait une sculpture, ni vraiment une cimaise, ni une salle dédiée à la vidéo : il tient un peu des trois à la fois, divisant l’exposition en espaces distincts.
Une fois entré dans ce couloir, on découvre un film dans lequel on suivra une athlète blessée, reprenant son entraînement en courant de nuit sur la voie rapide niçoise, étrangement vidée de toute circulation. Devant elle, la route aérienne et faiblement sinueuse s’étire comme un ruban infini d’asphalte et de béton, foulé par la semelle tendre de ses runnings ; silhouette fragile et déterminée, plongée dans la solitude et l’obscurité.

Repli et immensité

Une création sonore, produite conjointement avec l’artiste Kristof Everart, apporte une dimension supplémentaire aux images, inspirée des bruits sourds et métalliques que font les toboggans, ces voies d’accès en pente raide qui permettent aux automobilistes d’entrer ou de sortir du trafic. La bande son de la vidéo résonne de lourdes basses qui se propagent en vibrations très physiques. Ces ondes massives et sourdes, pour inquiétantes qu’elles soient, renvoient aussi à des environnements enveloppants et possiblement rassurants, à l’acoustique très étouffée : profondeurs marines, ventre maternel, lieux confinés.
A l’opposé de cet espace restreint et obscur, le titre de l’exposition Vues possibles sur le lointain évoque l’horizon, les collines rocailleuses et la mer qui composent le paysage niçois, fait de points de vues, de pentes, de ciels dégagés et d’immensité aérienne.
Ce titre vient d’une annotation découverte par l’artiste sur un plan extrait des archives de la construction. Sur ce schéma en élévation, on voit une coupe de la route et une femme au volant d’une Renault 16. Un trait qui matérialise son regard au loin suggère que la conduite sur cette route est une longue immersion dans le paysage, les montagnes et les vagues. Époque où le mythe de la voiture rejoignait parfois celui du western : cristallisés ensemble dans le culte voué à la route 66 et à ses vastes panoramas, synonymes de conquête3.

Hasta la vista, Baby!4

Cette promesse de liberté produisit en son temps ses utopies, avec des villes entières conçues pour la voiture, comme Sao Paulo ou Los Angeles, traversées d’entrelacs de routes à 10 ou 12 voies, encombrés d’embouteillages dantesques. Le revers de cette solution de mobilité est aujourd’hui évident, entre nuisances, pollutions et difficile adaptation aux enjeux sociaux, sanitaires, économiques et écologiques actuels. Endroit neutre et impersonnel, ancré dans le quotidien de millions de personnes, l’autoroute devient le lieu d’une expression contestataire, lors de blocages très médiatiques et non autorisés (colère lycéenne sur la voie rapide à Nice en 2018, gilets jaunes la même année ou clips de rap improvisés, dans une course au buzz très risquée).
A l’instar des grands ensembles, les voies rapides sont aujourd’hui l’héritage complexe d’une histoire brève, marquée par un essor rapide et guidée par une vision universaliste basée sur l’idée de progrès. Cette histoire semble se replier sur elle-même depuis trente ans, presque aussi vite qu’elle s’est écrite. Démolitions, vieillissement des matériaux, changement des usages : ces ouvrages de béton entrent dans un nouvel âge plus incertain.
Amandine Mohamed-Delaporte propose à travers ses œuvres un regard analytique sur l’histoire de nos sociétés contemporaines occidentales. Parcourant des monuments urbains qui témoignent de notre histoire récente, l’artiste approche la complexité de mémoires mêlées, faisant écho à nos propres expériences.

1. Tube très sirupeux de François Deguelt, qui chantait l’insouciance et les vacances à la plage en 1965

2. Terme désignant un ensemble d’architectes et d’artistes européens très divers, regroupés autour de l’idée de se libérer des contraintes de la construction et des rigidités de la modernité. Entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, leurs œuvres sont marquées par la subversion, l’ironie et le ré-enchantement poétique du quotidien, dans une pratique très expérimentale de l’architecture.

3. Au départ euphorisant, ce mythe débute dans les années 1950, avec l’essor de l’industrie automobile et d’une certaine idée de la « quête de soi » (comme dans le roman Sur la route, de Jack Kérouac) mais il prend rapidement des tonalités sombres et apocalyptiques, avec par exemple les romans de J.G Ballard et sa « trilogie de béton » (Crash, L’Île de béton et IGH) dans laquelle la voiture, l’autoroute et les tours d’habitations deviennent des objets de fantasmes morbides et d’enfermement individualiste. Et à partir de la fin des années 1970, le cinéma hollywoodien produit d’innombrables road-movies qui déchantent.

4. Réplique culte et décalée du robot destructeur dans Terminator II, film dystopique de 1991

 

Fantômes de béton, Article de Tiphaine Monange, publié en ligne sur La vie matérielle, octobre 2021

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